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L'errance des Rohingyas
La Thaïlande - Reporters Sans Frontières
"A Coup for the Rich" - Thailand's political Crisis -

 
 
Boat people : l'armée thaïe en accusation

Le Monde, le 23 janvier 2009

   
Le 26 décembre 2008, un clandestin est interpellé par la police indienne à Hut Bay, sur l'une des îles Andaman qui, avec Nicobar, forment un petit archipel indien à l'est de la baie du Bengale. Il vient du Bangladesh et faisait partie, dit-il, d'un groupe de 412 hommes partis sur un bateau pour émigrer. Leur barge a dérivé, ils n'avaient plus de vivres et lorsqu'ils ont vu la lumière d'un phare, ils ont sauté à l'eau.

L'histoire n'étonne pas les policiers qui, chaque année après la mousson, lorsque la mer s'apaise, voient s'échouer des bateaux de malheureux poussés par la misère vers la Thaïlande, d'où ils espèrent gagner la Malaisie et l'Indonésie. Beaucoup sont des Rohingyas, minorité ethnique musulmane persécutée en Birmanie, qui ont d'abord fui au Bangladesh.

Les garde-côtes indiens se mettent à la recherche des 411 autres. Le lendemain, dix hommes sont retrouvés et hospitalisés, épuisés et déshydratés. Le plus jeune a 15 ans, le plus vieux 36. Les jours suivants, des dizaines d'autres sont secourus. Le 1er janvier, les garde-côtes font les comptes : 105 survivants, 307 disparus.

Les survivants commencent à parler. Certains racontent que, en route vers la Malaisie, ils ont été interceptés par des Thaïlandais, puis forcés de repartir en mer dans la barge sans moteur. Les policiers indiens, sceptiques, relèvent beaucoup d'incohérences dans leurs récits.

A 800 km de là, le 7 janvier, 193 boat people, repérés par des pêcheurs sur une embarcation, sont secourus près de l'île de Sabang, à la pointe nord de l'archipel indonésien, près de Banda Aceh. Ceux-là disent être partis de Birmanie beaucoup plus nombreux, le 23 décembre, dans quatre petits bateaux. Tous Rohingyas, ils voulaient rejoindre des pays musulmans. Mais, parvenus à la côte thaïlandaise, ils ont été interceptés par des militaires, qui les ont brutalisés et remis dans leurs bateaux. Ils les ont remorqués hors des eaux territoriales, ont détruit leurs moteurs, jeté leurs vivres. Puis les ont abandonnés.

RUMEURS DE DÉTENTION

Ces informations, relayées par le Andaman Chronicle et le Jakarta Post , passent d'abord inaperçues. Mais lorsque, de l'autre côté de la mer de Chine, Ian Young , chef du service international au South China Morning Post, le grand journal de Hongkong, reçoit un courriel de son correspondant à Phuket, en Thaïlande, évoquant des "rumeurs sur la détention secrète de réfugiés Rohingyas sur une île par des paramilitaires", il lui conseille de s'y rendre avec un collègue. Le 12 janvier, le South China Morning Post tire sa première salve.

Les deux journalistes n'ont pas vu de réfugiés sur l'île de Koh Sai Daeng, mais leurs bateaux, et ont interrogé des gens enrôlés par l'armée thaïlandaise pour participer aux opérations de "rapatriement " des Rohingyas. L'un de ces civils affirme que, le 18 décembre, un groupe de 412 clandestins a été remorqué vers le nord dans les eaux internationales. Coïncidence ? 412, c'est aussi le nombre cité par les survivants échoués sur les plages des îles Andaman. Et les dates correspondent. Mais, surtout, le South China Morning Post a parlé au gouverneur de la province, qui a dit que "tous les Rohingyas arrivant le long de cette côte sont remis à la sécurité intérieure. Allez donc en parler au colonel Manat !" , lance-t-il.

Le colonel Manat est le chef régional d'une unité de l'armée chargée de la sécurité intérieure. Tous les autres services interrogés, y compris la marine, répondent que les instructions sont de remettre les boat people Rohingyas non pas aux services de l'immigration mais à l'armée. Le colonel Manat dément, lui, détenir des Rohingyas.

Depuis, chaque jour apporte un nouvel élément, une photo, un témoignage accablant. Tous convergent vers la même hypothèse : l'existence d'un programme secret de l'armée thaïlandaise visant à intercepter les boat people Rohingyas pour les ramener en mer et les y abandonner.

Un jour, c'est un touriste qui appelle le Morning Post pour raconter une scène observée avec d'autres le 23 décembre sur une île en Thaïlande, scène qu'il a photographiée, où l'on voit des rangées de réfugiés à plat ventre sur le sable, en plein soleil, gardés par des militaires armés de M16. Selon les témoins, ils sont restés là plusieurs heures et recevaient des coups sur la tête s'ils tentaient de bouger.

Un autre, c'est la police indienne qui rend publics les interrogatoires des rescapés des îles Andaman ; ceux-là parlent d'exécutions sommaires pour les forcer à reprendre la mer. Ils décrivent comment, après avoir été lâchés au large par l'armée thaïlandaise avec deux sacs de riz cuit et huit litres d'eau pour plus de 400 hommes, la barge a dérivé tandis que ses occupants commençaient à mourir de faim et de soif. Puis comment ils ont plongé en voyant un phare, mais, à bout de forces, n'ont pas pu surnager. Un autre jour, c'est une photo du colonel Manat, qui disait n'avoir rien à voir avec cette affaire, debout sur la plage de l'île Koh Sai Daeng, entouré d'officiers, devant des réfugiés Rohingyas accroupis. Si cela ne suffit pas, il y a aussi une vidéo...

"SÉCURITÉ NATIONALE"

Le South China Morning Post affirme que, au total, un millier de Rohingyas ont été délaissés en mer depuis décembre et que la moitié d'entre eux (538 au 18 janvier) sont morts ou disparus. Le journal a remis son dossier, sources comprises, au Haut-Commissariat aux réfugiés de l'ONU, qui, le 20 janvier, a demandé au gouvernement thaïlandais de lui donner accès à un groupe de 126 boat people Rohingyas récemment interceptés, puis aux autorités indonésiennes de lui donner accès aux 193 détenus sur la base navale de Sabang. Mercredi 23 janvier, ces requêtes étaient encore sans réponse, selon la porte-parole régionale du HCR, Kitty McKinsey.

Un responsable militaire thaïlandais a fini par admettre que l'armée finançait un programme visant à "aider" les Rohingyas à repartir vers la Malaisie et l'Indonésie, mais a nié qu'ils soient maltraités ou remis en mer. A Bangkok, le nouveau premier ministre, Abhisit Vejjajiva, a annoncé une enquête et s'est engagé à faire punir les éventuels coupables. Mais il a aussi promis de "renvoyer les immigrants clandestins" et a expliqué la préoccupation de l'armée à l'égard de l'afflux de Rohingyas : "C'est une question de sécurité nationale ", a-t-il dit, confirmant la crainte qu'ils n'aillent renforcer les insurgés musulmans au sud de la Thaïlande, où le conflit a fait plus de 3 300 morts depuis 2004. C'est aussi dans cette région que, selon Amnesty International, l'armée thaïlandaise a fait un usage systématique de la torture à l'égard des séparatistes musulmans.