Soumise à un couvre-feu, cette banlieue de Tunis a connu de violents affrontements dans la soirée de mercredi, faisant plusieurs victimes. Hier, les troubles ont gagné le centre-ville.
Une fumée noire flotte sur le quartier. Des carcasses de voitures calcinées jonchent la rue. Un pompier tente de sauver les restes d’un salon de beauté. Les rideaux de fer des magasins fermés sont couverts d’inscriptions vengeresses : «Tu [Zine el-Abidine ben Ali] as tué nos enfants et nos étudiants», «Ben Ali doit partir».
En quelques jours, Ettadhamen, la banlieue la plus peuplée, la plus pauvre, et aussi la plus explosive de la capitale est devenue le symbole de la colère de tout un peuple.
«Egalité». Ici, le couvre-feu instauré mercredi a été synonyme de nouveaux accrochages. Huit personnes auraient été tuées dans la nuit de mercredi à jeudi, selon la Fédération internationale des droits de l’homme. Partout, les traces de la contestation sont visibles. «On en a marre, marre de galérer pour travailler et pour manger à la fin du mois alors que la famille Ben Ali s’enrichit de jour en jour», confirme Chiheb, 23 ans. Mais à l’en croire, ce ne sont pas les habitants qui brûlent les commerces : «Nous, on jette des pierres, c’est tout. Mais en face, la police tire à balles réelles et brûle les magasins pour nous accuser.» Il cite le cas d’un voisin, Majdi ben Mohamed Nassri, 27 ans, qui aurait été tué par la police la veille.
La famille habite quelques rues plus loin, Cité du 18-janvier. Les jeunes du quartier se sont groupés devant la maison des parents. La colère est palpable dans la cour, remplie de voisins. «Il était 19 h 35, il rentrait chez lui après son travail quand le policier lui a tiré dessus, comme ça : une balle dans la tête, alors qu’il ne manifestait pas. Et je ne sais pas pourquoi il a tiré», assure Mohamed, l’oncle de la victime. Une voisine, Leila, 28 ans, s’indigne : «Il est rentré avant le couvre-feu et ils lui ont tiré dessus, est-ce que c’est légal ? Pourquoi dans la tête, pourquoi pas les mains ou les pieds ? Ici, ils ont commencé à tirer à partir de 18 heures, est-ce que c’est légal ?» «Nous, tout ce qu’on veut, c’est l’égalité en Tunise. On ne peut plus vivre dans ces conditions. Un citoyen gagne 200 dinars par mois [100 euros, ndlr], comment peut-il vivre ? C’est pour ça qu’on se révolte, on veut faire entendre notre voix ! On veut un changement démocratique, il faut que Ben Ali parte», conclut la jeune femme, qui travaille dans un centre d’appels pour 500 dinars mensuels. A l’extérieur, dans la rue, la colère est montée d’un cran. Les jeunes du quartier ont décidé de s’attaquer au poste de police le plus proche. Pendant une heure, une vingtaine d’entre eux le saccage méthodiquement. «On n’a pas assez de mots pour dire notre colère», lance Chiheb. «On en a marre de tout ça. Ben Ali tue nos frères et on va se taire ?»
Tirs. A une dizaine de kilomètres de là, dans l’après-midi, c’est le centre-ville de Tunis qui s’embrase à nouveau. «Vive la liberté ! Vingt-trois ans, c’est trop ! Ben Ali doit partir !» Des centaines de jeunes scandent ces phrases avenue de la Liberté. La police leur barre le passage et, très vite, les gaz lacrymogènes partent, puis les tirs de semonce. Des motards des forces de l’ordre passent à toute vitesse pour intimider les manifestants qui, à chaque fois, reviennent. «Vous voyez, ils ne nous laissent même pas manifester pacifiquement, ils nous chargent alors qu’on a rien fait», affirme l’un d’entre eux. Les échauffourées deviennent de plus en plus violentes. Les tirs reprennent. Une personne, blessée à la jambe, est évacuée. Selon un témoin, deux manifestants auraient été tués. «On va continuer, affirme Leila. On en a marre de Ben Ali, il vole notre pays ! Moi, je travaille, c’est pas une question de chômage, c’est une question de liberté, on veut respirer, on veut dire qu’on veut vivre en liberté.»
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La contestation ne faiblit pas à Tunis
AP, jeudi 13 janvier 2011
Les violences se sont poursuivies jeudi à Tunis, quadrillée par la police, de nouveaux accrochages entre manifestants et forces de l'ordre faisant cinq morts, selon des témoins et des sources appartenant à l'opposition. Le président Zine El Abidine Ben Ali devait de nouveau prendre la parole à la télévision, pour la troisième fois depuis le début des troubles le 17 décembre.
Dans l'après-midi, un jeune manifestant a été tué par balles par un sniper positionné sur la terrasse d'un bâtiment, selon Hassène Ayadi, un habitant du quartier de La Fayette témoin de la scène.
Un autre témoin a rapporté qu'un journaliste américain avait été touché "par inadvertance" par un tir à la jambe. On ignorait dans l'immédiat l'identité du journaliste, ainsi que le média pour lequel il travaillait. Il a été transporté à l'hôpital.
"Nous n'avons connaissance d'aucun journaliste blessé, américain ou autre", a cependant assuré l'Agence tunisienne de communication extérieure (ATCE) chargée de l'accréditation des membres de la presse étrangère.
Dans la nuit de mercredi à jeudi, quatre personnes avaient été tuées par balle dans les régions de Tunis et de Bizerte (à 60km de la capitale) malgré le couvre-feu imposé par le gouvernement, selon des sources au sein de l'opposition tunisienne.
Dans la cité Al Intilaka, près de la capitale, deux personnes ont été tuées par balles et une autre a été grièvement blessée, a rapporté Mourad Yacoubi, un universitaire membre du Parti démocratique progressiste (PDP/opposition).
A Menzel-Bourguiba, dans la région de Bizerte, un jeune a trouvé la mort et a été inhumé jeudi matin, selon la syndicaliste Souad Ghousami, militante pour les droits de l'Homme et membre de la fédération régionale du PDP. Jointe au téléphone par l'Associated Press, Mme Ghousami a en outre fait état d'un autre mort par balles dans la localité de Sekma, toujours dans la région de Bizerte.
La Tunisie est secouée par d'importants troubles sociaux depuis qu'un vendeur ambulant s'est immolé par le feu le 17 décembre à Sidi Bouzid (centre) - le diplômé de 26 ans a succombé quelques semaines plus tard à ses blessures. Depuis, le mouvement s'est propagé à plusieurs régions du pays, atteignant mercredi le centre de Tunis.
Les chiffres du gouvernement font état de 23 morts depuis le début des violences, tandis que des témoins et les syndicats évoquent au moins une cinquantaine de morts. Contactée jeudi par l'Associated Press, la Fédération internationale des ligues des droits de l'Homme (FIDH) a dit avoir recensé 66 morts : sept personnes qui se sont suicidées et 59 qui ont été tuées lors de manifestations, "la plupart" par balles.
Jeudi, Tunis était quadrillée par la police et les forces de l'ordre ont usé de bombes lacrymogènes pour disperser les manifestants, a constaté un journaliste de l'Associated Press sur place. Ciblés par des jets de pierres, des métro-tramways ont dû rebrousser chemin et regagner leur dépôt. Une administration relevant du ministère de l'Intérieur et une autre abritant des services municipaux ont été notamment la cible des manifestants, selon des témoins oculaires.
L'avenue Habib Bourguiba, centre névralgique de la capitale où des coups de feu ont été entendus dans l'après-midi, était cernée par un grand nombre de forces de l'ordre en civil et en tenue, ainsi que par des unités anti-émeutes également déployées dans les rues environnantes.
Des actes de pillage et de vandalisme ont par ailleurs été signalés dans plusieurs cités périphériques de la capitale.
Des troubles se sont également produits dans la région de Bizerte où de nombreux bâtiments, notamment une municipalité, un bureau de poste et une banque, ont été endommagés, selon la militante Souad Ghousami.
En visite à Londres, le Premier ministre français François Fillon a appelé "instamment l'ensemble des parties à faire preuve de retenue, à choisir la voie du dialogue". "On ne peut pas continuer dans cette utilisation disproportionnée de la violence", a-t-il déclaré.