Roumanie : cachez ces Roms...
Le maire de Baia Mare a fait construire un mur pour isoler une population «indésirable». Avec le soutien de ses concitoyens.
L’immense cheminée blanche et rouge chatouille les nuages. En arrivant à Baia Mare, ville du nord-ouest de la Roumanie, on ne voit qu’elle. Cachée dans les collines, au pied des montagnes du Maramures, la cité fut pendant deux cents ans un centre minier important. L’or, l’argent, le cuivre ou le zinc ont fait sa richesse. Mais avec la fin du communisme et la catastrophe de l’an 2000, lors de laquelle une quantité importante de cyanure a été déversée accidentellement dans les rivières Somes et Tisza, les mines ont fermé une à une.
Baia Mare, 140 000 habitants, tente aujourd’hui de se relever. Un défi qui, pour les autorités locales, passe par une politique radicale vis-à-vis des Roms. Le maire, Catalin Chereches, 34 ans, est une figure en Roumanie. Il y a un an, il a ordonné la construction d’un mur de deux mètres de haut devant deux bâtiments HLM occupés par plusieurs centaines de familles roms, dans le quartier résidentiel d’Horea. Il s’agit selon lui de protéger les enfants de la route qui longe les habitations. Mais ce discours est loin de convaincre les ONG et une partie des habitants, qui dénoncent le «mur de la honte» et la création d’un ghetto, un monde caché de la vue des petites maisons proprettes.
Une seule pièce de 20 m2
L’un des deux bâtiments a été rénové en 2009, mais son crépi blanc n’est déjà plus qu’un lointain souvenir. L’autre n’a plus de vitre aux fenêtres, et la façade est zébrée de traînées noires provenant des fumées de cuisine. Le sol boueux de la cour est couvert d’immondices. Alessandru Banta, 50 ans, yeux bleus et cheveux longs attachés, vit dans un studio de l’immeuble délabré avec sa femme, Marianna, et six de ses enfants. Huit autres sont partis ou ont été placés en foyer pour handicapés. Pour la visite, Alessandru a revêtu un costume trois pièces couleur ivoire, et mis ses chaussures cirées. «Quand nous sommes arrivés ici, il y a douze ans, la pauvreté était partout, nous avons amené des meubles, de l’électricité», raconte-t-il.
Alessandru s’estime bien logé. L’unique pièce de 20 m2, sans eau courante, sert de chambre, salon, salle de bains et cuisine. Des couvertures crasseuses et des coussins sont entassés près du lit, une valise déborde de vêtements. A côté, un sac d’oignons éventré. Sur la penderie branlante sont scotchées des icônes religieuses et deux photos où Alessandru s’exprime devant un micro. Après s’être autopromu porte-parole des habitants, ce père de famille est allé au conseil municipal «protester contre le mur». «Les gens d’ici ont trop peur de parler», ajoute-t-il. Les enfants font des allers-retours dans le couloir et les appartements voisins. «Aucun d’eux ne va à l’école car ils ne sont pas vaccinés, donc ce n’est pas possible», raconte Marianna. Cela coûte cher et ce n’est pas dans les habitudes d’aller chez le médecin. «Nous voulons aller en France, la vie y est meilleure», dit-elle. Et de demander au visiteur si elle disposerait facilement d’un logement et d’un travail.
Comme elle, beaucoup cherchent à émigrer. Dans la cour, ceux qui reviennent flambent un peu. «Lille, c’est très bon, dit l’un d’eux, de passage. J’ai ma caravane sur un terrain et les enfants vont tous à l’école.» A 20 ans, Raymond a déjà travaillé trois ans en Italie, où il a appris à lire et écrire. De retour au pays, marié et père d’une petite fille de 1 an, il cherche un travail dans la restauration. Sans succès : «Jusqu’à 13 ans, je n’étais pas allé à l’école. Ma fille, elle, ira dès que possible.» Il raconte les rivalités au sein d’une communauté désunie, la municipalité qui laisse les bennes à déchets déborder des mois durant, les locataires qui ne font rien et les immeubles qui se dégradent…
A quelques centaines de mètres de là, au pied de l’immense cheminée, 120 familles roms s’entassent dans des appartements sommaires. Elles y ont été relogées en juillet, juste après l’élection municipale. Ces bâtiments accueillaient autrefois les bureaux de l’usine Cuprom, l’ex-fleuron industriel de la région. Réélu avec 86% des suffrages, Catalin Chereches a voulu agir vite pour tenir sa promesse de campagne : nettoyer à la périphérie de la cité les bidonvilles peuplés de Roms. Quelques jours après leur déménagement fortement encouragé, 23 personnes - dont 8 enfants -, en proie à des difficultés respiratoires, ont été hospitalisées. Elles affirment avoir été contaminées par des solvants et des substances chimiques abandonnés sur les lieux de l’ancienne usine. «C’est faux, les bâtiments sont propres, nous avons tous les certificats. Ces histoires sont montées de toutes pièces par les ONG et certains leaders de la communauté», se défend le maire.
«Vingt gamins mordus par des rats chaque jour»
Sur les 5 000 Roms de Baia Mare, près de la moitié demeure dans une grande précarité. Beaucoup vivent des allocations familiales, de petits boulots - souvent au noir - et de mendicité. La majorité n’a pas d’emploi et très peu d’enfants sont scolarisés. Une réalité difficile à dissimuler, même derrière un mur. Mais devant les caméras des télévisions étrangères, le jeune élu n’a pas cillé. «Le gouvernement n’a pas de stratégie. Moi, j’en ai une et d’ici à deux ans, Baia Mare sera un modèle pour l’Europe. Je veux qu’elle devienne la ville la plus propre de Roumanie.» Sa recette ? «[Les Roms] vont devoir travailler et aller à l’école.» Et dans le cas contraire ? L’édile reste vague sur d’éventuelles sanctions. Il promet aussi la construction de logements sociaux «avec des panneaux solaires» sur un terrain un peu à l’écart. Un quartier loin des autres Roumains, «pour qu’ils puissent continuer de faire des feux dans la rue et avoir des chevaux s’ils en ont envie».
Un agent des services sociaux, Claudio, assure une visite très encadrée de Cuprom. Les familles vivent dans des pièces de 20 m2, mais des toilettes communes ont été installées à chaque étage. «Ce n’est pas idéal, mais c’est la meilleure des solutions, estime-t-il. Le quartier de Craica où ils vivaient auparavant est une véritable décharge. Chaque jour, 20 gamins vont à l’hôpital après avoir été mordus par des rats.»
Doina Marcovici reçoit dans sa cuisine. Derrière une porte entrebâillée, un homme dort. C’est son mari, un des leaders officieux de la communauté. Peut-être est-ce pour cela que la famille a eu droit à une deuxième pièce. Sa fille adolescente handicapée reste silencieuse sur le canapé, un faux sac de marque entre les mains.
Doina est «enchantée» de cette nouvelle vie : «Ici, c’est mille fois mieux.» Elle prend des clés et monte au dernier étage ouvrir les portes d’une grande pièce blanche et vide : «Nous allons y installer une église pentecôtiste.» Les habitants profitent de la visite de Claudio pour l’assaillir de plaintes, lui montrant des trous récents dans le plafond, des portes cassées, des vitres brisées et des prises de courant déjà hors d’usage. «La compagnie d’électricité refuse de revenir, les câbles sont systématiquement volés», raconte le travailleur social. Les enfants jouent dans la cour caillouteuse où des balançoires ont été installées. Un grillage fragile les sépare du reste de l’usine, vide et immense. Les bâtiments, qui n’ont jamais été dépollués, tombent lentement en ruine.
Mais à Craica, l’ancien quartier des Marcovici, certains refusent toujours de partir. A la périphérie de Baia Mare, le long d’une voie ferrée inutilisée, des baraques de torchis, de tôle et de fer ont poussé dans l’anarchie la plus totale. Moldovan Gheorg, 59 ans, habite ici depuis quinze ans. Il n’entend pas plier bagage. Il a travaillé douze ans à l’usine Cuprom et assure que les nouveaux logements proposés par la mairie sont «trop dangereux» : «Il y a trop de matières toxiques.» Surtout, il ne veut pas abandonner ses poules et son cochon, interdits dans les bâtiments proposés par la mairie. Malgré l’odeur et la saleté, il rêve de construire à Craica une maison en dur.
Millionnaire à 20 ans
La mairie, qui veut tout raser, refuse de délivrer des permis de construire et de raccorder le quartier au réseau électrique afin de pousser dehors les récalcitrants. Du coup, on s’organise : des câbles de fortune ont été rattachés aux HLM voisins et les habitants doivent ouvrir leur porte-monnaie. Une poignée de leaders roms contrôlent l’approvisionnement, se partageant les confortables bénéfices avec les habitants d’en face. «Je paie 150 lei par mois [un peu plus de 30 euros, ndlr] et j’ai juste le droit à une ampoule et une plaque de cuisson», déplore Moldovan.
Après un bref passage à l’usine Cuprom, Alexandre, 19 ans, et Alina Vanessa, 15 ans, sont de retour au bidonville de Craica. Leur bébé de 3 mois a passé la nuit à l’hôpital à cause de problèmes respiratoires. «On ne veut plus jamais retourner là-bas», déclare la jeune femme. Elle tient dans ses bras son enfant qui dort paisiblement et allume une cigarette.
Le soir, le maire reçoit à l’une des terrasses chics du centre-ville. Catalin Chereches a étudié l’économie à Vienne et affirme être devenu millionnaire à 20 ans en faisant «de bonnes affaires immobilières». «Indépendant» mais classé à droite, il a une conception bien particulière de la politique : «J’ai été le maire le mieux élu du pays. Dans mon discours de victoire, j’ai dit que j’avais 2 millions d’euros en cash à disposition.» Cet homme, l’un des plus jeunes édiles de Roumanie, après en avoir été le plus jeune député, insiste : «Ce n’est pas l’argent de la ville, c’est le mien.» Il assure que le transfert des Roms de Craica à Cuprom a été réalisé à ses frais. Et qu’il loue lui-même les bâtiments qui n’appartiennent pas à la municipalité mais à un consortium bancaire. «Pourquoi les autres Roumains devraient-ils payer pour eux ?»
Les habitants, dans leur ensemble, soutiennent sa politique. En Roumanie, encore plus qu’ailleurs, les Roms sont le plus souvent vus comme un problème. «La situation est très complexe. Il y a eu beaucoup d’abus dans la manière dont les choses sont faites mais il n’y a pas de solution simple», s’attriste Gabriela Bop, qui a créé une ONG pour aider cette communauté stigmatisée. Catalin Chereches se défend de mener une politique discriminatoire. «Les Roms sont sous l’emprise de leaders qui les exploitent et les endettent. A Cuprom, tout est gratuit.» Selon lui, ce n’est que provisoire : «Un an ou deux ans, pas plus.» Le temps de déplacer à nouveau les familles vers un hypothétique quartier excentré et de remplacer la vieille usine par un «business center».