En Libye, l'opposition se heurte à un régime fort de sa rente pétrolière
Le Monde, le 17 février 2011
Dans un pays où toute liberté d'expression est étouffée, des opposants ont lancé un appel à manifester lors d'une "journée de la colère", jeudi 17 février, contre le régime du colonel Kadhafi. Au moins quatre manifestants ont été tués la veille lors d'affrontements avec les forces de sécurité dans la ville d'Al-Baïda, à 1 200 km à l'est de Tripoli.
Selon le journal libyen Quryna qui cite des "sources de sécurité bien informées", le ministère de l'intérieur a limogé le colonel Hassan Kardhaoui, directeur de la sécurité d'Al-Jabal Al-Akhdar, chef-lieu de la région d'Al-Baïda, suite à "la mort de deux jeunes" mercredi soir (un précédent bilan de l'opposition faisait état d'au moins quatre morts).
Selon Quryna, la police municipale a fermé des locaux de commerce dans la ville d'Al-Baïda, ce qui a provoqué des incidents entre les propriétaires de ces locaux et la police, avant que la situation ne dégénère.
Un appel à manifester lancé sur Internet
A l'instar des révoltes tunisienne ou égyptienne, c'est sur les réseaux sociaux que les opposants au régime de Mouammar Kadhafi tentent de mobiliser, notamment via Twitter, dont les mots-clés #17Feb et #Benghazi servent à relayer les informations sur les manifestations prévues.
Les autorités libyennes ne s'y sont pas trompées en ciblant les activistes présents sur la Toile : selon le Réseau arabe d'information sur les droits de l'homme (ANHRI), plusieurs opposants auraient été arrêtés ces derniers jours, sur la base de commentaires publiés sur Internet. Mouammar Kadhafi aurait par ailleurs mis en garde contre l'utilisation de Facebook, qui selon lui, participe d'un "complot impérialiste".
Faisant fi de ces conseils, les Libyens sont présents en nombre sur Facebook. A l'image des Tunisiens et des Egyptiens, ils exploitent également les possibilités de la vidéo. Intitulé Enough ("Assez"), un rap diffusé sur YouTube relaie les appels à manifester jeudi.
Un régime sclérosé, à bout de souffle
Après la chute de ses anciens homologues Zine El-Abidine Ben Ali et Hosni Moubarak, Mouammar Kadhafi, 68 ans, dont quarante et un au pouvoir, est désormais le plus ancien dirigeant arabe en poste. "En Libye, le régime se cache derrière une façade de démocratie directe, mais on y observe toutes les composantes caractéristiques d'un régime dictatorial, observe François Burgat, chercheur au CNRS, auteur de La Libye (PUF, 2003) : une répression allant jusqu'à la torture, l'absence de liberté d'expression, un dirigeant au pouvoir depuis plus de trente ans, une tentation dynastique, l'appropriation clanique de la rente pétrolière."
Pour le chercheur, tous les ingrédients de la colère sont réunis. La situation économique est nettement moins tendue qu'en Tunisie ou en Egypte, "mais la redistribution n'est pas satisfaisante", poursuit François Burgat. "L'absence de confiance dans le régime a tué toute dynamique d'investissement. La Libye est une économie assistée, dont les recettes proviennent à plus 90 % des hydrocarbures. Il y a une frustration économique des entrepreneurs et un stress social des plus mal lotis."
Les manifestants peuvent-ils faire durer le conflit ?
Le régime libyen dispose de plusieurs forces qui pouvent lui permettre de faire taire les contestataires. Le premier de ces atouts est "la faiblesse numérique de la population libyenne", explique François Burgat. "La Libye est un immense territoire presque vide, de 6 ou 7 millions d'habitants. De ce fait, les protestations populaires n'ont pas la réserve stratégique démographique qu'elles ont eue en Egypte, et, dans une moindre mesure, en Tunisie."
La seconde variable est la puissance de frappe financière du régime, à même de lui fournir des ressources pour "s'acheter" un consensus social. Le gouvernement libyen a déjà adopté une série de mesures visant notamment à réduire les prix des produits de première nécessité.
Le régime de Tripoli a par ailleurs accepté, mercredi, de libérer cent dix militants incarcérés du Groupe islamique libyen de combat, une organisation interdite par les autorités, une promesse faite il y a plusieurs mois, mais jamais tenue jusque-là.
Des difficultés de structurer une opposition
Une des difficultés majeures rencontrées par les opposants à Mouammar Kadhafi est de se structurer, le régime ne leur ayant jamais permis d'obtenir une quelconque visibilité, et ses ressources financières lui ayant par ailleurs fréquemment permis de "s'acheter" des ralliements politiques. "Presque tous les cinq ans, Kadhafi renouvelle ses allégeances politiques et rajeunit sa garde rapprochée en 'achetant' des jeunes cadres, note François Burgat. La transaction n'est pas idéologique, car le régime libyen est 'nu' sur le plan idéologique. Plus personne n'accorde de crédit au Livre vert. Les ressources nationalistes du 'leader' sont épuisées, seules lui restent vraiment ses ressources... pétrolières."
Le précédent de Benghazi
La "journée de la colère" de jeudi a été précédée, dans la nuit de mardi à mercredi, d'une manifestation de plusieurs centaines de personnes à Benghazi, ville côtière de l'est libyen. Cette manifestation a été marquée par une violente dispersion par les forces de l'ordre, faisant trente-huit blessés, selon le directeur de l'hôpital Al-Jala, à Benghazi.
Les protestataires réclamaient la libération de Fethi Tarbel, avocat des familles de prisonniers tués en 1996 dans une fusillade dans la prison d'Abou Salim, à Tripoli, interpellé pour des raisons inconnues, puis libéré quelques heures plus tard. La fusillade d'Abou Salim reste l'un des plus sanglants épisodes de l'histoire du régime de M. Kadhafi. Selon Human RightsWatch, au moins douze cents prisonniers avaient alors été tués par les forces de l'ordre, dans des circonstances confuses. Des indemnités ont été versées aux familles des victimes, mais celles-ci ne cessent de réclamer que lumière et justice soient faites sur ce massacre.
La fronde de Benghazi peut-elle s'étendre au reste du pays ?
Si la manifestation de mardi soir trouve son origine dans l'exigence de justice au sujet de la fusillade d'Abou Salim, les protestataires de Benghazi ont étendu leurs demandes à des revendications politiques et économiques. Les manifestants ont crié des sloganshostiles au colonel Kadhafi et au premier ministre, Baghadadi Al-Mahmoudi.
La ville de Benghazi, située à un millier de kilomètres à l'est de Tripoli, occupe une place particulière dans l'histoire libyenne. Nombre des opposants à Kadhafi en sont originaires et la ville a été écartée des principaux projets de développement économique, renforçant son particularisme. Un des enjeux de la manifestation de jeudi sera de savoir si le mouvement de colère parti de Benghazi s'étendra au reste du pays, et notamment à la capitale, Tripoli.
Les craintes de répression
Les organisations de défense des droits de l'homme ont mis en garde les manifestants contre le risque d'une féroce répression de la part des forces de sécurité dans un pays peu habitué à l'expression du mécontentement populaire.
Jeudi matin, des ONG faisaient déjà état de quatre personnes tuées la veille à Al-Baïda, dans des affrontements entre forces de l'ordre et manifestants. Selon Libya Watch, une organisation basée à Londres, les forces de la sécurité intérieure et des milices des comités révolutionnaires ont dispersé une manifestation "en usant de balles réelles". Le site d'opposition Libya Al-Youm faisait lui aussi état d'au moins quatre manifestants tués par balles réelles. Une autre organisation libyenne, Human Right Solidarity, basée à Genève, avance quant à elle, sur la base de témoignages recueillis à Al-Baïda, que des tireurs embusqués sur des toits ont tué treize manifestants et blessé des dizaines d'autres. Ces bilans ne pouvaient être confirmés dans l'immédiat.
Quel rôle jouera l'armée ?
Il est impossible de le prévoir, mais ce sera sans nul doute une des clés du conflit. "Comme en Egypte ou en Tunisie, le succès ou non des manifestations reposera en dernière instance sur l'attitude des cadres de l'armée libyenne, dont les blindés ont vu à plusieurs reprises dans le passé leurs chenilles démontées pour prévenir tout mouvement inopiné", note François Burgat.
Par ailleurs, une des spécificités libyennes est que "Kadhafi a toujours su mêler et instrumentaliser trois réseaux de solidarité : son cercle familial et clanique, l'armée, et enfin, les institutions dites 'populaires' ou 'révolutionnaires' qu'il a créées", analyse le chercheur. En mettant en concurrence ces trois réseaux, le dirigeant libyen a pu asseoir son autorité sur le pays.