Faute de statut, les domestiques étrangères, à la merci de leur employeur, sont souvent victimes de dénonciation abusive et jetées en prison sans procès. Elles représentent plus de 75% de la population féminine sous les verrous.
Le militaire ouvre consciencieusement la trentaine de paquets de nouilles chinoises qui tombent pêle-mêle, saveurs poulet ou légumes, au fond du sac plastique. Puis il éventre les demi-baguettes, vérifie que rien n’y est caché. «Je vous fais un sandwich au fromage ?» plaisante-t-il. Aimée Razanajay s’inquiète. «J’aurais dû acheter des sardines. Avec quoi vont-elles manger le pain ?» Cette petite Malgache énergique de 57 ans, cheveux courts et jupe longue, va régulièrement à la prison de Barbar Khazen, dans le quartier de Verdun, à l’ouest de Beyrouth, rendre visite aux domestiques étrangères incarcérées. Elles constituent une population remarquablement nombreuse dans les geôles libanaises : plus de 75% des 300 femmes détenues au Liban sont des migrantes. Derrière la vitre du parloir, elles sont trois : Minda et Cherie, Philippines, et Lisy, Malgache (1).
«De quoi avez-vous besoin ? demande Aimée.
- D’eau minérale. Et de culottes.
- Vous mangez bien ?
- On a de petites portions de riz…
- Quoi d’autre ?
- Je n’ai pas pu contacter ma famille. Le numéro est dans le carnet qui est dans ma valise, chez mes patrons.»
La visite s’achève. Lisy essuie ses larmes, Aimée promet de revenir. Elle sait la détresse de ces femmes, leurs conditions de vie à la lisière de la société libanaise, souvent à la merci de leur patron. Elle-même a quitté Antananarivo il y a quatorze ans, lorsque son agence de recrutement lui a annoncé qu’elle partait le lendemain pour Beyrouth, mais elle a eu la chance, au fil du temps, de pouvoir gagner une forme d’indépendance. Aimée repart avec trois lettres dans lesquelles les prisonnières témoignent. Celle de Lisy s’étale sur trois copies doubles, noircies d’une petite écriture régulière. «Je souhaite une bonne santé à ceux qui liront cette lettre, commence-t-elle. Je vais bien, mais je m’inquiète beaucoup, c’est très dur d’être emprisonnée pour une chose que je n’ai pas faite.»
Systématiquement accusées de vol
Lisy avait 22 ans lorsqu’elle a confié son fils à ses parents, en 2009, et qu’elle est partie «pour gagner de l’argent pour son avenir». Pendant deux ans et demi, «tout s’est passé à merveille». Jusqu’à ce qu’un samedi matin, un homme du quartier la contraigne à ouvrir l’appartement de la fille de ses employeurs, où il vole de l’argent. Il la menace d’une arme. Lisy raconte sa peur, la colère du gendre, la nuit où elle a été tabassée par plusieurs hommes, menottée. Puis la prison où elle attend son procès, depuis neuf mois. Minda et Cherie sont elles aussi accusées d’avoir volé. Pas de l’argent, mais la bague de leur «Madame». «Comment aurais-je pu ouvrir le coffre alors que je ne connais pas le code ?» écrit Minda qui dit avoir été frappée par les policiers lors de son interrogatoire.
Des lettres de ce genre, Aimée en a des dizaines, classées dans des pochettes en plastique rangées dans des valises, au sous-sol d’un centre de théologie, à Beyrouth. La proportion des migrantes dans la population des femmes incarcérées au Liban a triplé au cours des dix dernières années. Un bond qui s’explique avant tout par l’augmentation du nombre de domestiques étrangères, et leur placement obligatoire sous la tutelle d’un «garant individuel», leur patron, en l’occurrence. «Ce système du garant lie ces femmes à leur employeur de sorte qu’elles en sont complètement dépendantes dès leur arrivée au Liban, explique Nadim Houry, directeur du bureau Moyen-Orient de Human Rights Watch. Si elles le quittent, même pour une raison légitime, elles perdent leur résidence légale, ce qui peut leur valoir d’être incarcérées.» Sur les 200 000 travailleuses domestiques dénombrées dans le pays, près de 80 000 vivraient ainsi dans l’illégalité. Mais il y a pire que cette précarité : elles risquent à tout moment d’être arrêtées pour vol. «Si leur domestique s’enfuit, parce qu’elle est victime de mauvais traitements ou pour toute autre raison, presque tous les patrons portent plainte pour vol, explique Dipendra Uprety, employé du consulat népalais et visiteur de prisons. C’est même la police qui le leur conseille !» Cette accusation permet à l’employeur de faire coup double : il accélère l’enquête qui permettra - peut-être - de retrouver la fugitive ; et s’il ne la reprend pas, il sera délié de son obligation de payer son billet de retour prévue dans les contrats signés avec les agences de recrutement, conformément à la loi qui impose aux travailleurs immigrés de quitter le Liban dès que cesse leur contrat de travail. Joseph Aoun, avocat chez Caritas, confirme : sur les 1 200 plaintes pour vol recensées en six mois par l’association caritative dans les deux principales régions administratives, seules 10% ont été portées devant la justice. «Cela prouve que la majorité de ces plaintes sont fausses», relève l’avocat.
Le nom de Joseph Aoun revient régulièrement dans les dossiers d’Aimée. Cet homme que ses pairs ont surnommé «l’avocat des Sri-Lankais» a rejoint Caritas en 2003, «pour des raisons de foi et de droits de l’homme». Il suit aujourd’hui des centaines de cas, et tente, avec quelques collègues, de faire entendre leurs voix. Détention provisoire longue et systématique, lenteur des procédures, absence d’avocats… Les entraves à une justice équitable sont quotidiennes. En 2010, Human Rights Watch a étudié les cas de 84 migrantes emprisonnées : près de la moitié d’entre elles n’ont pas été défendues par un avocat, et la majorité n’ont pas eu accès à un traducteur certifié. «La justice libanaise est très lente mais elle l’est encore plus quand il s’agit des migrantes», résume Nadim Houry.
Des mois dans un sous-sol
Après avoir purgé leur peine, les migrantes sont transférées dans le centre de rétention de la sûreté générale, à la sortie est de Beyrouth. C’est ici qu’elles attendent leur expulsion, derrière les barreaux, au deuxième sous-sol de ce qui aurait dû être un parking. Au-dessus, l’autoroute qui monte vers la Syrie. A l’entrée, le rond-point encombré d’Adlieh. Deux fois par semaine, des dizaines de proches de ces prisonnières attendent sous le pont. Debout, en file indienne. Une heure, deux heures… Enfin, le parloir, un étroit couloir, long de quelques dizaines de mètres. Une trentaine de visiteurs s’y engouffrent à la rencontre d’autant de prisonniers. Le double grillage est si épais qu’il est presque impossible de distinguer les visages de l’autre côté. Pas d’interphone. Alors on hurle en amharique, en bangladais, en sri-lankais.
Aimée tente d’échanger quelques mots avec Cynthia : sans papiers, elle s’est livrée d’elle-même à la police. Enceinte de trois mois, elle veut rentrer accoucher à Madagascar. Elle rêve que le père, libanais, viendra ensuite la rejoindre. Une dizaine de minutes plus tard, le vacarme des voix s’éteint. Fin de la visite. Un soldat saisit les sacs de pommes, de tomates, de gâteaux amenés par les visiteurs. Derrière lui, une rangée de 13 cellules où s’entassent 500 personnes : il n’y a, dans ce souterrain, ni lumière naturelle ni salle commune. «Les migrantes passent en moyenne trois mois ici, explique Nancy Abboud de Caritas. Parfois plus, lorsque les ambassades traînent à fournir les papiers nécessaires à leur sortie du pays.»
Maltraitées par la justice, les domestiques qui atterrissent en prison l’ont souvent été par leur employeur. Heures supplémentaires contraintes et impayées, interdiction de sortir mais aussi violence physique, morale ou même sexuelle. Très peu, pourtant, portent plainte. «Si une migrante accuse son garant de non-paiement, il va porter plainte pour vol. Elle a alors le choix entre attendre un an en prison ou rentrer chez elle en renonçant à son argent», explique Nadim Houry.
Le sort de ces employées évolue lentement. Les juges sont moins complaisants à l’égard des plaintes pour vol qu’ils voient défiler. Des employeurs sont condamnés pour non-paiement. En 2010, Joseph Aoun a obtenu réparation pour une Indienne qui n’a pas été payée pendant vingt ans. Mais c’est exceptionnel. Des tribunaux refusent encore de statuer sur les privations de salaires au prétexte que les travailleuses domestiques ne relèvent pas du code du travail. Quant aux violences physiques, elles sont rarement reconnues, et à peine punies : quinze jours de prison, c’est la plus forte sanction prononcée à ce jour. Et aucun employeur n’a jamais été condamné pour avoir privé sa domestique de liberté ou pour lui avoir confisqué ses papiers d’identité, acte relativement ordinaire.
120 euros par mois
De plus en plus actives, les associations de défense des migrants réclament l’abolition du système de garant et l’instauration d’un véritable permis de travail pour ces employées étrangères qui touchent en moyenne l’équivalent de 120 euros par mois. «Si on réforme le système et que l’on instaure des salaires décents , cela poussera la société à s’organiser différemment et ce sera plus sain pour tout le monde, assure Nadim Houry. Ces femmes s’occupent des personnes âgées, des enfants. Et beaucoup de Libanaises se sont émancipées non pas par une répartition des tâches au sein du couple, mais sur le dos de ces migrantes. Elles sont le baume qui masque nos problèmes sociétaux.» Joseph Aoun, qui fait le même diagnostic, est plus hésitant sur les solutions. «Si l’on supprime le système du garant qui lie l’employée à son employeur, quelles garanties offrir aux employeurs qui versent plus de 1 500 euros aux agences de recrutement pour embaucher une domestique ?» Ici, on imagine mal laisser une jeune étrangère libre de ses mouvements. « Il faut établir des règles claires de respect de l’employée, estime Anita Nassar, directrice de l’Institut pour les études féminines dans le monde arabe. Mais si on abolit le système du garant, la situation sera encore plus chaotique. Comment voulez-vous qu’une femme qui arrive des montagnes de l’Himalaya et n’a jamais vu une voiture ou l’eau courante se prenne en charge ?»
Officiellement, les autorités réfléchissent au problème. L’ancien ministre du Travail, Charbel Nahas, est l’un des rares à s’être engagé en faveur de la création d’un contrat de travail en bonne et due forme. Mais il a démissionné en février et, depuis, ses projets dorment dans un tiroir. «Si le décret que je prévoyais était passé, ça aurait provoqué un tollé», convient-il.
Dans sa cellule, Lisy attend son procès, déjà reporté à quatre reprises. Elle sait que son histoire libanaise se terminera à l’aéroport où elle sera conduite menottée par les forces de l’ordre. «Je n’ai pas volé, écrit-elle. J’ai besoin d’argent mais pas d’argent sale, je vous supplie de m’aider à sortir. C’est trop dur, nous n’avons pas de quoi manger correctement, nous vêtir. Tout ça, je peux le supporter, mais la pensée de mon enfant me fait pleurer chaque nuit.»
(1) Les prénoms ont été modifiés.