Libération, le 25 avril 2012
Depuis 2006, au moins 70 leaders paysans ont été assassinés alors qu’ils réclamaient la restitution de millions d’hectares volés par les paramilitaires dans les années 90.
Le corps torturé de Manuel Ruiz a été découvert il y a un mois, en milieu d’après-midi, dans les eaux boueuses du Pavarandó. Ses voisins ont dû continuer les recherches en aval jusqu’au lendemain avant de retrouver le cadavre de son fils de 15 ans, dans le large Río Sucio, dont les méandres trouent la forêt tropicale de l’Urabá, dans le nord-ouest de la Colombie.
Manuel Ruiz aurait dû participer, le lendemain de sa disparition, à une inspection de terres avec les autorités, pour aider à déterminer celles qui avaient été spoliées par les escadrons de la mort. A la fin des années 90, au nom de la lutte contre les guérillas marxistes, les paramilitaires des Autodéfenses unies de Colombie (AUC) avaient en effet vidé l’Urabá en décapitant et en éventrant les villageois, puis livré les terrains à des agro-industriels de palmiers à huile.
Hold-up.
Revenu depuis avec une poignée de paysans têtus, Ruiz voulait enfin récupérer la pleine propriété de ses terres, et était considéré par ses compagnons comme leur «mémoire vivante». Mais son nom s’est finalement ajouté à la liste de plus de 70 dirigeants paysans assassinés depuis 2006 par les héritiers des AUC - aujourd’hui officiellement démobilisées. Le meurtre, attribué à la nouvelle faction des Aguilas Negras, montre l’étendue du chantier que mène le président libéral, Juan Manuel Santos, confronté aux violences extrémistes. Selon le rapport annuel du Comité international de la Croix-Rouge, 138 cas de «disparitions forcées» ont été enregistrés l’an dernier, en augmentation de 52% par rapport à 2010.
Dans un pays de latifundios, où plus de la moitié des terres appartiennent à moins de 1% des propriétaires, le chef d’Etat a entrepris de redistribuer les 4 à 6 millions d’hectares volés ou abandonnés pendant le conflit entre armée, guérillas et paramilitaires liés au trafic de drogue. «Nous menons une véritable révolution agraire», a-t-il affirmé en janvier, en remettant à des victimes les titres de propriété d’une vaste ferme confisquée à la mafia. Son administration a déjà mis au jour le vol de centaines de milliers d’hectares dans les régions dominées par les ex-AUC. Notaires, responsables du cadastre, juges, policiers… beaucoup ont été complices et receleurs du gigantesque hold-up.
Mais si la vérité progresse après des années de silence, la redistribution peine à démarrer. La loi qui encadre la restitution des terres ne devrait concerner cette année que moins du centième des biens spoliés, maigre bilan que le pouvoir peine à camoufler par des acrobaties statistiques. Les terres rendues en grande pompe en janvier étaient, par exemple, occupées légalement par les paysans depuis 2005… La cérémonie marquait le simple aboutissement de sept ans de démarches administratives.
En même temps, la politique de Juan Manuel Santos, tournée vers une agro-industrie exportatrice, s’accommode mal des victimes de la guerre, pour la plupart de petits agriculteurs adeptes des cultures extensives ou vivrières. «Le Président a changé les lois pour pouvoir livrer aux magnats les friches de l’Etat qui étaient réservées jusque-là aux sans-terre», critique ainsi le sénateur opposant Jorge Robledo. Dans les vastes plaines du bassin de l’Orénoque, plus de 130 000 hectares auraient déjà été livrés à des investisseurs étrangers, notamment brésiliens.
Mais même édulcorés de la sorte, les plans du Président choquent les élites régionales. Son prédécesseur Alvaro Uribe, lui-même grand éleveur dans le Córdoba, berceau des paramilitaires, a tenté de faire torpiller au Parlement la loi de dévolution des terres - finalement adoptée en juin 2010. «Les pro-Uribe agissent par conviction conservatrice, mais aussi pour des raisons bien terre à terre, juge l’analyste du conflit León Valencia. Ils proviennent d’un milieu social qui a toujours profité de la violence des mafias et du conflit.»
«Menaces»
Entre deux envois de cocaïne, les milices défendent toujours les biens de cette bourgeoisie locale, avec la complaisance ponctuelle des forces de l’ordre. Pour la première fois, la justice a condamné il y a trois semaines un de ces groupes, les Paisas, pour l’assassinat en mai 2010 de Rogelio Martínez. Cet agriculteur luttait dans le nord du pays pour récupérer la ferme dont il avait été chassé par les AUC. «Ceux qui l’ont tué ont changé de nom, mais ce sont toujours les mêmes paramilitaires, raconte sa veuve, Julia Torres. Ils m’ont envoyé des messages de menaces depuis sa mort.»
De nouveaux groupes seraient même en train de se créer : le quotidien El Espectador cite le cas d’éleveurs de la région du Cesar prêts à «armer un groupe de 400 hommes». Déjà, des avis mortuaires signés d’un inédit «groupe armé antirestitution» ont été adressés à des dirigeants paysans de la zone.
Même si Juan Manuel Santos est conscient de l’existence de cette «main noire» d’extrême droite, le gouvernement tente pour l’instant de rassurer les paysans. «La mort de Manuel Ruiz ne va pas freiner le processus de restitution» en Urabá, a assuré le ministre de l’Intérieur, Germán Vargas Lleras. Mais les survivants se lassent des promesses de protection : depuis les premiers débats sur la loi de restitution, au moins un leader paysan est assassiné par mois.