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Les Roms sur la défensive en Bulgarie après les émeutes contre le "tzar Kiro"

Le Monde, le 10 octobre 2011

Katounitsa (Bulgarie) Envoyé spécial - Atanas Petrov arpente comme un spectre les rues de Katounitsa. Dans le bourg inondé de soleil, où les feuilles vert éclatant des tilleuls viennent caresser les toits orange des maisons, sa silhouette tassée détonne. Chemise noire, pantalon noir, barbe noire et regard sombre, l'homme promène son deuil.

Atanas a perdu son fils deux semaines plus tôt, le 23 septembre. "Il a été assassiné", assure-t-il doucement. Ce soir-là, Anguel, 19 ans, est intervenu dans une dispute mettant aux prises des habitants de Katounitsa et les occupants d'un minibus venu de Plovdiv, la deuxième ville de Bulgarie distante d'une dizaine de kilomètres. Il a été renversé par le véhicule. L'affaire aurait pu en rester là : un tragique fait divers, un épisode de plus dans les petites querelles et grandes haines qui font la vie du village. Sauf que le chauffeur du minibus était un proche de Kiril Rachkov, "roi" autoproclamé des Roms de Bulgarie, parrain régional et terreur du village.

Ses maisons gigantesques agrémentées de statues de lion, ses Mercedes, son zoo installé dans une forêt qu'il s'est attribuée en toute illégalité témoignent de l'opulence de cet homme de 69 ans. Publiées dans la presse, ses photos en compagnie du gotha politique des vingt dernières années montrent l'étendue de son influence.

Le soir du 23 septembre, une centaine d'habitants de Katounitsa, excédés par les humiliations quotidiennes et la toute-puissance du mafieux, tentent en vain d'attaquer sa résidence principale. La police veille, les grilles dorées du vaste complexe sont infranchissables. Le lendemain, une colonne de voitures arrive dans le village : 200 à 300 ultras des deux clubs de football de Plovdiv viennent prêter main-forte aux locaux, dont la colère a encore gagné en intensité avec la mort de Pavel, un ami d'Anguel, victime d'une crise cardiaque. Au cours de la nuit, trois demeures de la famille Rachkov sont brûlées. Les caméras de télévision filment les jeunes nationalistes exultant devant les flammes, certains le bras tendu dans un salut nazi.

Loin de retomber, la tension s'étend à l'ensemble de la Bulgarie. Pendant une semaine, dans quatorze villes du pays, des jeunes descendent chaque soir dans les rues. Les manifestations, qui rassemblent quelques milliers de personnes, dégénèrent en émeutes, avec leur lot de poubelles incendiées et d'affrontements avec la police. Arrêté pour une autre affaire le 28 septembre, le "tsar Kiro" n'est déjà plus la seule cible, ce sont les Roms dans leur ensemble qui sont visés. Au cours de la semaine, une dizaine d'agressions de Roms sont signalées à travers le pays.

A Stolipinovo, l'immense quartier turco-rom de Plovdiv, où 40 000 à 50 000 personnes vivent dans un dénuement et une promiscuité qui ont peu à voir avec le mode de vie de Kiril Rachkov, on se souvient avec effroi de cette semaine d'émeutes. "Pendant que les hommes patrouillaient dehors, nous, les femmes, nous nous enfermions dans les maisons avec les enfants, raconte une habitante. On a encore peur aujourd'hui, les enfants ne vont toujours pas à l'école." Fikret Sepetche, ancien député du quartier, se félicite d'avoir pu rassembler jusqu'à 15 000 hommes pour organiser la défense de Stolipinovo. "Nous n'avons pas d'armes, mais sommes prêts à répliquer avec tout ce qui nous tombe sous la main, bâtons, barres de fer..." M. Sepetche se désole seulement de n'avoir pu empêcher le tout nouveau centre culturel de partir en fumée.

Dans cette ambiance survoltée, des hooligans russes déploient à Saint-Pétersbourg une banderole proclamant leur soutien aux Bulgares dans leur lutte contre la "saleté" et des représentants de la minorité turque de Bulgarie en appellent au premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan. A quelques semaines des élections présidentielle et locales du 23 octobre, le chef de la formation d'extrême droite Ataka, Volen Siderov, qui avait atteint le second tour de la présidentielle de 2006, multiplie les apparitions. Le premier ministre, Boïko Borissov, ne condamne pas les manifestants, se contentant de déclarer que "la paix ethnique est le bien le plus précieux de ce pays".

Aujourd'hui, alors que s'approchent les élections, la Bulgarie continue à se demander si elle n'est pas en train de basculer dans une "guerre ethnique" entre sa majorité bulgare et sa minorité rom (environ 10 % de la population). "La dimension raciste est évidemment primordiale dans cet embrasement, répond le politologue Antony Todorov. Les Bulgares sont à la fois très fiers d'abriter de nombreuses minorités, de vivre selon les principes du komsuluk, ce mot turc qui évoque le bon voisinage, et en même temps, majoritairement, ils excluent les Roms de ce schéma." En écho à cette affirmation, une étude de l'Open Society, la fondation de George Soros, indique que seuls un tiers des Bulgares déclarent pouvoir être amis avec un Rom.

L'anthropologue Haralan Alexandrov a été le premier à mettre en garde, dans les médias bulgares, contre une lecture uniquement ethnique des événements. Pour lui, "avant d'être un Rom, Kiril Rachkov est un oligarque, un mafieux comme la transition démocratique en a produit des dizaines. Cela dit, il faut reconnaître que l'affaire n'aurait pas pris une telle ampleur si Rachkov n'avait pas été rom : on n'a jamais vu de tels mouvements contre les barons locaux bulgares".

Bojidar et Petar le reconnaissent volontiers : ils n'auraient pas manifesté comme ils l'ont fait pendant une semaine si Kiril Rachkov avait été bulgare d'origine. Ils font partie de ceux qui ont pris la route de Katounitsa, le 23 septembre. L'un supporte le Botev Plovdiv, l'autre le Lokomotiv, et, alors qu'ils se bagarrent tous les week-ends, ils tiennent à témoigner ensemble. Crânes rasés, muscles saillants, tatouages identitaires, ils se définissent comme "des citoyens bulgares qui n'ont pas supporté de voir l'un des leurs se faire tuer". Eux aussi mettent en avant "l'impunité" dont le "tsar" a bénéficié pendant vingt ans, mais ils insistent surtout sur "ces Tziganes parasites qui se disent bulgares quand ça les arrange et roms quand il faut mendier de l'argent auprès de l'Europe".

A Katounitsa, la question est tranchée. Les Bulgares comme les quelques familles roms qui n'étaient pas liées à Rachkov le proclament : "C'est un cas criminel, pas une affaire d'Etat ni un conflit ethnique." Le village veut reprendre sa vie paisible sous le soleil de "l'été gitan", ces quelques semaines de beau temps grappillées sur l'automne. Mais, les poings serrés et le regard dur, un voisin d'Atanas prévient : "Rachkov va revenir, encore une fois, et là, on deviendra nous aussi des meurtriers."
Benoît Vitkine