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En Jamaïque, une violente homophobie
Slate, le 19 mars 2011
La Jamaïque est presque aussi connue pour le reggae, les dreadlocks et Bob Marley que pour sa violente aversion envers les gays. En 2006, le Time Magazine désignait même le pays comme le plus homophobe de la planète. Et ce titre n'est pas usurpé.
Le 28 février 2011, un homme tenu pour être homosexuel a été retrouvé mort, la gorge tranchée, après avoir subi un viol dans le centre de Kingston. En décembre, un membre du J-Flag (Jamaica Forum of Lesbians, All-Sexuals and Gays - Forum jamaïcain des lesbiennes, des bisexuels et des gays) avait été poignardé à mort. Son nom n'a jamais été divulgué, mais il n'avait que 26 ans.
Épisode plus célèbre : en 2004, un père de famille avait encouragé un groupe de lycéens à attaquer son fils, qu'il pensait homosexuel. A l'aide de planches de bois arrachées des bancs, les adolescents l'avaient roué de coups jusqu'à lui faire perdre connaissance. Il était en première. Il paraît que son père avait assisté à la scène avec le souri
Descentes de police
On imagine qu'en principe, les forces de l'ordre protègent les citoyens quelle que soit leur orientation sexuelle. Pas en Jamaïque. En février dernier, la police a ainsi effectué plusieurs descentes dans des bars gays de la zone touristique de Montego Bay. Dans une lettre adressée au rédacteur en chef du Jamaica Observer, un témoin racontait :
«Une vingtaine de policiers lourdement armés ont sauté de leurs véhicules, enfoncé les portes d'entrée et se sont jetés sur les clients, en les frappant au hasard avec leurs armes à feu. Ils ont chassé tout le monde. Au cours de l'opération, des injures homophobes ont été proférées, ce qui semble avoir encouragé les clients des bars voisins à se joindre à la mêlée et à jeter des bouteilles, des pierres et tout ce qu'ils pouvaient trouver aux personnes qui tentaient de fuir.»
On dirait une scène de Mississippi Burning.
Appels au meurtre en chanson
Cette rage irrationnelle à l'encontre des gays se ressent dans le reggae contemporain. Buju Banton est considéré comme un «pionnier» du genre avec sa chanson Boom Bye Bye. Sorti en 1992, ce titre de dancehall incite tout bonnement à brûler, abattre et tuer quiconque ne répond pas à la stricte distribution des rôles dévolus aux hommes et aux femmes.
Autre héraut de l'homophobie, Beenie Man, dont le grand tube, Bad Man Chi Chi Man, qui pourrait se traduire par «sale tantouze», est un grand favori du public. Beenie y appelle joyeusement à tuer les gays :
«Some bwoy will go a jail fi kill man tun bad man chi chi man/Tell mi, sumfest it should a be a showdown/Yuh seem to run off a stage like a clown/kill dem DJ.» [Y a des gars en prison pour meurtre qui virent tantouze/Alors quoi, on annule la fête?/Regardez-le quitter la scène avec sa pauv' tête/Butez ce DJ.]
Triste héritage colonial
Pourquoi la Jamaïque est-elle si profondément et si fièrement homophobe ? Assurément, la réponse serait à chercher du côté de la religion. Car, sortie des stéréotypes sur la marijuana, les pistes de danse électriques et les endroits branchés, la Jamaïque est très chrétienne – héritage de la colonisation.
Cependant, du point de vue historique, le colon britannique a aussi légué des lois bannissant la sodomie, qui s'appliquent également aux hétérosexuels, ainsi que d'autres textes répressifs toujours en vigueur dans le pays.
Si les Britanniques ont, de leur côté, abrogé ces lois, le gouvernement jamaïcain a conservé les dispositions coloniales qui l'arrangeaient. Certains artistes tels que Beenie Man, et jusqu'au Premier ministre Orette Bruce Golding, avancent que l'homophobie est intrinsèquement jamaïcaine. C'est faux : les Jamaïcains n'adhèrent pas là à la culture jamaïcaine, mais à celle de l'ancien colon.
Et quand bien même on croirait que l'homophobie est d'origine jamaïcaine, cela ne la rend pas plus acceptable. Ce n'est pas parce qu'une chose fait partie de la «culture» qu'elle est forcément positive. A titre d'exemple, les noirs américains ont dû se battre contre la culture des Sudistes blancs, qui déshumanisait les Afro-Américains à travers la musique, la littérature, le cinéma et la législation [ségrégationniste] de Jim Crow. Cette haine était protégée par le gouvernement au nom de la culture.
Homophobie et racisme
Je sais que certains réfuteront l'idée qu'il puisse y avoir un lien entre homophobie et racisme. Mais le fait est que toutes les formes d'oppression – sexisme, racisme, homophobie, antisémitisme – sont liées. On ne peut pas vouloir la fin du racisme et se faire l'avocat de l'homophobie.
Une autre tragique conséquence de l'homophobie et de ses préjugés est le taux élevé de séropositifs et de malades du sida en Jamaïque. Il est très difficile de faire des campagnes de prévention contre le VIH quand la sexualité ne doit pas donner matière à discussion. Ce puissant sentiment homophobe affecte donc les gays, mais aussi les hétéros.
Existe-t-il un tabou inconscient en Jamaïque? Qui dit culture profondément opprimée, dit ardente sous-culture (ainsi de l'homosexualité flagrante au sein de l'Église afro-américaine antigay). Et puis, pourquoi s'acharner contre les lesbiennes, les gays, les bisexuels et les transsexuels?
Les gays de Jamaïque ne sont pas responsables de l'immense corruption du gouvernement. Les lesbiennes de Jamaïque ne sont pas responsables de l'opulent trafic de drogue. Les transsexuels ou les travestis ne sont pas responsables du taux de pauvreté démentiel du pays qui, selon le Premier ministre, n'a jamais été si haut depuis six ans.
Bouc émissaire
Je ne prétends pas ici que tous les Jamaïcains veulent lyncher les homos. Mais il serait temps qu'ils les laissent un peu tranquilles. Le problème, c'est que tous les gouvernements du monde ont besoin d'un bouc émissaire pour faire croire qu'ils servent bien leur peuple.
En 2004, je suis allé à Montego Bay. Là-bas, j'ai rencontré un homosexuel qui vivait de façon terriblement solitaire. Ce n'était pas l'histoire banale, ultra-rabâchée des Américains «qui vivent dans le secret». Cet homme risquait littéralement sa vie s'il essayait d'être lui-même.
Je lui ai demandé: «Pourquoi n'allez-vous pas en Europe ou aux États-Unis? Vous ne pouvez pas vivre comme ça.»
A cela, il a répondu avec calme: «C'est mon île. C'est ici que vit ma famille. J'aime mon île. J'ai autant le droit d'y vivre qu'un autre. Je ne veux pas fuir pour pouvoir être homo.» Je n'ai rien trouvé à répondre.
Il fut un temps où la Jamaïque dénonçait l'injustice ; aujourd'hui, elle en présente un bien triste tableau.
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